Indigence meurtrière au CHU de Bamako: « LE MONDE » publié le 14 août
Par manque de moyens, un enfant sur quatre meurt après son admission à l’hôpital Gabriel-Touré, le plus grand du Mali.
Par Morgane Le Cam Publié le 14 août 2019 à 10h51
Le service d’urgences pédiatriques du CHU Gabriel-Touré, à Bamako. Morgane Le Cam
Emmitouflée dans une couverture polaire, Fatoumata prend son biberon dans les couloirs du centre hospitalo-universitaire (CHU) Gabriel-Touré, à Bamako, au Mali. La nouvelle-née d’à peine un mois regarde sa mère, Mme Keïta, avec de grands yeux fixes, l’air hagard. Lundi 29 juillet, Fatoumata a perdu son bras droit. Elle qui avait été emmenée au service pédiatrique de Gabriel-Touré pour un problème gastrique en est sortie amputée jusqu’à l’épaule.
« Aux urgences pédiatriques, on l’a perfusée et piquée à plusieurs reprises. C’est à ce moment-là que sa main a commencé à noircir, raconte Mme Keïta entre deux biberons. Chaque fois que les médecins venaient, je leur montrais sa main. Ils me disaient qu’il n’y avait pas de problème, que si je lui donnais tel ou tel médicament, elle allait guérir. » Las, une semaine d’hospitalisation plus tard, la gangrène avait progressé jusqu’au coude du bébé. Fatoumata sera amputée dans la soirée du 29 juillet.
« Un infirmier pour vingt nouveau-nés »
Dans le département de pédiatrie, qui concentre près de la moitié des admissions de Gabriel-Touré, un enfant sur quatre (24 %) meurt à la suite de son hospitalisation, selon le dernier rapport 2018 du Bureau du vérificateur général, une institution malienne chargée de lutter contre les irrégularités financières et de vérifier les performances de certains établissements. Cela représente 96 % des décès enregistrés dans l’ensemble du CHU.
Mme Keïta accuse l’hôpital de négligence. Le chef du département de pédiatrie, Boubacar Togo, ne le nie pas : « Ici, nous avons un infirmier pour vingt nouveau-nés. Le personnel est surchargé, dépassé, et ça peut l’amener à ne pas exécuter correctement son travail. Les soins de certains patients se retrouvent retardés. Cela diminue les chances d’efficacité des traitements et même les chances de survie des malades. »
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Avec plus de 125 000 consultations par an, Gabriel-Touré est pourtant la vitrine de la santé au Mali. C’est le plus grand hôpital du pays, celui qui dispose aussi du service pédiatrique le plus complet. « Nous n’avons ni aspirateur ni matériel de ventilation. Coton, alcool, cathéters, perfusions… Nous manquons de tout ! Humainement, nous sommes marqués au quotidien par la souffrance des enfants et par notre incapacité à en sauver certains », poursuit M. Togo en entrant dans la salle des urgences pédiatriques.
Dans le local vétuste d’une trentaine de mètres carrés, il n’y a qu’une vingtaine de lits, rouillés. A gauche, deux bébés malades sont dans le même berceau. A droite, d’autres sont soignés par des médecins qui n’ont pas tous des gants, augmentant considérablement le risque d’infection. « Il faut aller chercher du sang pour cet enfant ! », crie un médecin en regardant un des malades, les yeux vitreux et la bouche ouverte, l’air agonisant. « Tout ça, c’est une violation des droits humains. Dans aucun pays du monde, vous ne verrez ça ! Ça nous fait mal. Il y a de bons pédiatres ici, mais nous n’avons pas les moyens de travailler », s’emporte-t-il en sortant des urgences, suivi par huit internes.
« On envoie les enfants à la boucherie »
Début août, une partie du personnel soignant était en grève, pendant soixante-douze heures, pour exiger des autorités et de la direction du CHU un renforcement urgent du matériel médical et du personnel. Des revendications que Djimé Kanté, standardiste à Gabriel-Touré et porte-parole du comité syndical, porte depuis plus de sept ans. En vain. Sur le bureau de la direction, les courriers syndicaux s’entassent depuis des années, sans réponse.
Le 21 juillet, M. Kanté dénonçait pour la énième fois, sur Facebook, « la mort prochaine de l’hôpital Gabriel-Touré », évoquant des nouveau-nés qui meurent d’hypothermie par manque de lampes chauffantes et des femmes perdant la vie sur les tables d’accouchement par défaut de prise en charge. Le lendemain, sa propre fille, Basira Kanté, 19 ans, mourait après avoir accouché d’un prématuré de 8 mois à l’hôpital du Point G de Bamako. Basira n’a pas pu être transférée à Gabriel-Touré pour être soignée, faute de lits disponibles. Le CHU n’en a qu’environ 500 à disposition, pour plus de 17 000 hospitalisations chaque année.
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« C’est une ironie du sort. Comme si la Terre s’ouvrait sous mes pieds, comme si le ciel tombait. Moi qui combats depuis toujours la mauvaise gouvernance hospitalière…, souffle M. Kanté, la gorge serrée. Ma fille venait juste de se marier. Elle a mis au monde un enfant qu’elle n’a pas vu, qui est aussi décédé sans voir sa mère. Ils sont morts à cause d’un système, à cause d’une insuffisance de plateau technique et de personnel qualifié. »
Le bébé, pris en charge aux urgences pédiatriques de Gabriel-Touré, n’avait que deux jours lorsqu’il est mort, probablement des suites de la même hypothermie que dénonçait son grand-père quelques jours plus tôt. « On envoie les enfants à la boucherie. On ne peut pas continuer comme ça, il faut que ça s’arrête ! », implore M. Kanté.
Un budget divisé par quatre en deux ans
Aujourd’hui, le syndicaliste tente de faire de ce drame une force pour poursuivre son combat et tenter de sauver les hôpitaux maliens et leurs patients, souvent pauvres et donc dans l’impossibilité de payer les soins pratiqués dans les cliniques privées qui fleurissent à Bamako. Selon M. Kanté, le budget de fonctionnement de Gabriel-Touré a quasiment été divisé par quatre ces deux dernières années, passant de 800 millions de francs CFA en 2017 à 206 millions (314 000 euros) cette année. Une baisse drastique que le personnel peine à comprendre, au regard des difficultés croissantes qu’il rencontre au quotidien.
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« Avec 206 millions de budget de fonctionnement, il n’est même pas possible de gérer le plus petit centre de santé communautaire, se désespère M. Kanté. De plus, les maigres ressources de l’hôpital prennent souvent d’autres destinations. Il y a eu une mauvaise gouvernance et une mauvaise gestion financière. Nous écrivons constamment à l’administration pour demander des sanctions contre les travailleurs indélicats, mais rien n’est fait. »
Contactée, la direction du CHU n’a pas répondu aux sollicitations du Monde. De son côté, le ministère de la santé a pris en main le dossier et échange actuellement avec les syndicats et administrateurs hospitaliers pour prendre des mesures drastiques et sauver Gabriel-Touré de sa lente agonie, entamée dans l’indifférence quasi générale il y a déjà plusieurs années.
Morgane Le Cam (Bamako, correspondance)
Quotidien LE MONDE publié le 14 août