Covid-19 : le sanglot de l’homme riche

Libération, Covid 19, 7 juillet 2021

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Alors qu’en France une partie des soignants refuse la vaccination, les pays du Sud réclament le précieux sérum. Nous procrastinons ici, le ventre plein, pendant que d’autres sont démunis là-bas. Nos tergiversations deviennent indécentes, estime Pierre Micheletti, le président d’Action contre la faim.

par Pierre Micheletti, médecin, responsable pédagogique du diplôme santé-précarité-solidarité à la faculté de médecine de Grenoble, président d’Action contre la faim


La santé publique, en tant que politique publique, n’échappe pas à la règle de constantes adaptations juridiques afin que les lois restent, dans un processus démocratique, «filles de leur temps» au gré des évolutions d’une société ou de la progression des connaissances scientifiques.
En tant que stratégie sanitaire, elle a historiquement fait l’objet de deux critiques fondatrices. Elle met d’abord en tension les libertés individuelles – d’action ou de conscience – au profit de mesures collectives jugées attentatoires à la liberté. Il est ainsi dorénavant interdit de fumer dans les lieux publics, de conduire son véhicule au-delà d’une certaine consommation d’alcool. Il est permis à une femme d’avorter dans des conditions encadrées par la législation. Certains vaccins sont obligatoires avant la scolarisation d’un enfant.
Les actions et les moyens mis en œuvre sont également entachés de soupçons visant, par des mesures imposées, d’abord et surtout à maintenir en bon état de fonctionnement l’appareil de production que constitue la main-d’œuvre humaine. Des mesures d’hygiène publique prises durant la révolution industrielle, comme des stratégies de dépistage et de traitement déployées par la médecine coloniale ont ainsi pu alimenter – parfois à juste titre – ces analyses. Les mineurs comme les ouvrières des filatures devaient être maintenus en état de travailler efficacement, de même que les ouvriers africains – très impactés par les maladies infectieuses – dans les plantations de cacao ou de caoutchouc.

De la procrastination de certains soignants ou métiers en première ligne certes. Mais la procrastination de certains soignants ou métiers de première ligne face à la vaccination contre le Covid-19 n’apparaît aujourd’hui plus acceptable. Elle constitue sans nul doute la dernière illustration en date de la tension primordiale entre le singulier et le commun en matière de santé.
L’histoire, on l’a vu, apporte de l’eau au moulin de certains critiques. Mais combien de cancers du poumon, de décès par accidents de la route, d’hémorragies fatales lors d’avortements clandestins, de dramatiques séquelles de poliomyélite ont été a contrario évitées par des mesures de santé publique devenues coercitives par la loi ?
Nos collègues étrangers, dans nombre de pays pauvres, observent nos sociétés et nos moyens face à la pandémie. Les milliards d’euros injectés pour maintenir des revenus minimums, les centaines de services de réanimation performants, les transferts de patients d’une région à l’autre, les milliers de professionnels mobilisés – armés au plan technique et thérapeutique – pour sauver des vies, y compris devant les tableaux cliniques les plus péjoratifs.
Tous dans le même bateau…
Est-ce la conscience de tous ces filets de sécurité ou une arrogance de l’homme riche qui dicte l’attitude des réfractaires, au risque de les transformer en d’ambigus résistants, transmetteurs de la maladie ? Au point de leur faire oublier qu’ils sont précisément en première ligne, au contact de personnes faibles ou contaminées par le Covid-19 ? Au point qu’ils refusent de participer à un processus qui, pour être efficace, ne peut être que collectif ici, dans notre pays où la pandémie a déjà laissé de préoccupantes séquelles sociales chez les plus précaires, comme là-bas, dans des pays qui n’ont rien pu mobiliser – ou si peu – des mêmes moyens de résistance ? Nous sommes pourtant tous dans le même bateau, dont la trajectoire est mondiale et interdépendante.
Les professionnels dotés d’outils pour agir auprès des personnes gravement malades sont au Nord, les vaccins sont au Nord. Les pays du Sud appellent avec insistance à pouvoir bénéficier des millions de vaccins dont ils sont demandeurs et dont les laboratoires ne leur accordent pas les droits. «Les moyens sont au Nord et les malades sont au Sud», selon la formule née au début de l’épidémie de sida. Et des soignants refusent la vaccination chez nous !
Nous procrastinons ici, le ventre plein, pendant que d’autres sont démunis de tout là-bas.
Il faut donc que la loi formalise au plus vite la posture de la nation. Car nos tergiversations deviennent indécentes.
Tous droits réservés à l’éditeur ACF 353693772

Date : 07/07/2021
Heure : 19:41:15
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